Nuit d’un foie

Je somnole, bien au chaud, l’oesophage sec, l’estomac au repos. Je vis mon jeune depuis dix bonnes heures dans une tranquillité des plus agréables lorsque une mixture dégueulasse m’asperge. Ca pique, c’est acide, mes yeux brûlent, j’hoquette. Non mais mon humain.e se paye ma bobine, qu’est-ce donc que cette horreur ?

De l’eau citronnée. Putaaaaaiiiiin, j’en ai partout, je ne comprends pas pourquoi l’on s’évertue à ingurgiter un breuvage aussi acide dès le réveil. J’ai presque envie d’engueuler le cerveau sec : « LE MEDECIN T’A MENTI. ARRÊTE DE BOIRE CA. »

Bon. Je reconnais que ça me fait du bien, je me sens un peu plus léger. Là-haut, l’objectif est plus « ventre plat » que « foie au calme ». Faute de grives, on mange des merles.

Quel jour sommes-nous ? Ah oui. Lundi. Je le sens parce que le reste du corps s’est levé aux aurores ce matin et que j’encaisse encore un peu le vendredi soir. Mon bipède sait pourtant que l’on ne supporte plus le vin, rosé ou blanc. Je le lui fais comprendre le lendemain d’ivresse en tirant la tronche sec, un peu plus violemment chaque année. Boire des Nabuchodonosor de San Pellegrino assaisonnées de citrate de bétaïne ne te sauvera pas, sombre imbécile. Je boude.

Car après tout, je suis un foie de 28 années. Je m’en suis cogné des gastros, des indigestions, du chocolat jusqu’à l’écoeurement, de la vodka pure à l’adolescence, des gitanes volées, du café soluble de machines… Vétéran devant la bêtise de mon bipède, je tente bon gré mal gré de lui rendre la vie facile s’il n’abuse pas trop tout de même.

En conclusion, je suis moins fringuant qu’il y a dix ans mais je reste un foie honorable.

Bon, quoi de prévu aujourd’hui ? Travail ? Youpi. Cela sous-entend encore ce café ignoble (et en plus trois tasses, que dis-je, trois baquets), une salade mangée en dix minutes sur un coin de bureau et de l’eau du robinet calcaire. Une journée ni dingue, ni affreuse pour moi car aujourd’hui, point de fête. Lundi, c’est yoga. Hallelujah.

La journée se passe, je végète. Je ne me cogne qu’un sceau de café au lieu des trois quotidiens. Deux litres d’eau, la salade contient de l’avocat et de la betterave : JOIE, JOIE. Je retrouve une deuxième jeunesse. Je suis rajeuni de quatre-cinq ans, facile. La position de la sirène va achever de me mettre en top forme, j’aime la vie, je ne suis qu’amour et bonheur.

Mais là, je tends l’oreille car je sens que le vent tourne. Et mal.
– Tu viens boire un coup avec nous ?
Code orange, Cerveau. Je répète, Code orange. Ne déconne pas, on a dit que lundi c’est yoga, la fatigue te taraude. Demain, tu as une présentation, un truc de l’enfer, long, pénible, faut que tu dormes au moins huit heures. Ecoute-moi, Cerveau, dis-lui de réintégrer fissa sa piaule.
– Ouais, il est trop tard pour que j’aille au sport. J’arrive.

Cerveau, tu déconnes. Plein tube. Je sais que tu acceptes ce verre car tu zieutes langoureusement, inspiré par le coeur, sur M.
Rappel : on ne passera jamais notre vie avec M, au pire une nuit, au mieux quelques années. Mais toi et moi, on est censés être une équipe, all life long.

Je n’aime pas trop Cerveau : il ne m’écoute pas quand il est sobre. Il tend l’oreille uniquement en lendemain de cuite lorsque je lui hurle dessus assez violemment… Dispute qu’il oublie bien évidemment deux jours plus tard.

Bon. J’ai 28 ans, je suis jeune et pseudo-téméraire, je carre les angles, je consolide mon stock de bile et je m’élance.

– Je vous sers quoi ?
– Oh, une pinte de bière.
– Kro ?
– Nickel.

Nickel, nickel, ça n’a pas de goût mais comme c’est 7° d’alcool, cela ne me fait pas trop souffrir. Je me tempère. Evidemment, elle est tiédasse, évidemment niveau gustatif on se rapproche d’un mélange fanta et Quézac parfum urine. Je me contiens, on reste dans le respect des règles. Cerveau a compris : pas de vin.

J’écoute d’une oreille les conversations et bon dieu, que c’est chiant. Ca crache sur les collègues absents, les boss, la charge de travail, l’augmentation du prix de l’avocado toast, les tarifs des Uber. Ca piaille non stop. Cerveau se contente vraiment de discussions ras les pâquerettes. Quoi que, j’émets une réserve parce que mon bipède commence à avoir une sacrée descente. Cerveau s’ennuierait-il sec et tromperait-il cette sensation par une volonté de s’enivrer ?

Je lui glisse poliment : Cerveau, ralentis, tu bois vite là, tu m’as englouti ces 50 centilitres en moins d’une demi-heure. Ne te presse pas pour « déguster » cette bière, personne ne va te la voler ou papillonner des yeux en disant « tu me fais goûter ». Elle est dégueulasse. C’est de notoriété publique. Même le barman grimace en la tirant.

– Je vous en reprends une autre !

Merveilleux.

Ca ne loupe pas : mon bipède commence à être rincé.e après ses deux pintes. La salade de Cojean Betterave et Avocat de la taille d’un fond de bouteille n’est pas reconnue pour tenir au corps.

Cerveau, tu sais que tu montes vite, que dis-je, tu exploses, dans ce genre de conditions. Pourquoi nous tirer une balle dans le pied ?! Je l’entends glousser en plus pour attirer l’attention de M., c’est d’un ridicule, les idées et les réparties commencent à devenir hasardeuses. Boucle-là, Cerveau. BOUCLE-LA.

Mais Cerveau s’en moque, Cerveau est ivre et quand Cerveau a les synapses qui dijonctent, tout dijoncte. Même les règles de base qu’on a dressées ensemble depuis le début de notre alcoolisme mondain. Code de conduite et de l’honneur que tous les foies du monde se partagent sous le coude pour s’épargner stéatose, fibrose, cirrhose et notre boss final de fin de partie, j’ai nommé, Cancer.
Les règles sont simplissimes : ne boire en semaine qu’ à partir du jeudi. Une seule tôle féroce par mois. Manger convenablement avant. Ne pas mélanger les alcools. Éviter le vin et autres substances fortes pures type Jet 27, Vodka, Whisky.

28 ans et mon bipède se croit digne, mature et lucide sur sa condition. Que quelqu’un filme sa performance, ce que j’entends me donne envie de me recroqueviller et d’arrêter de suite le travail. J’ai honte d’être son foie.

On en est déjà à quatre pintes et je commence à cravacher sec. Estomac tire la gueule et je ne peux pas lui en vouloir, je fais tout ce que je peux mais il crève la dalle à cause de cette foutue salade Cojean.
J’ai beau fatiguer, je fais honneur à mon bipède. Demain, il ne souffrira pas trop lors de sa présentation.
Croix de foie, croix de bière, si je mens, je vais en enfer.

– On prend une bouteille de vin ?

Je n’en crois pas mes oreilles. C’est une blague ? J’ai la berlu ? Des hallucinations auditives ?

– T’en dis quoi ?
C’est M qui parle et je comprends que je suis foutu.

– Oh oui, avec plaisir.

Avec plaisir ? AVEC PLAISIR ?!

– Rosé ?
– J’adore ça. Parfait.

Ok. C’est la guerre.

Le rosé me brûle, c’est ignoble, deux verres en plus, deux « tulipes ». Le vin m’épuise donc on fouette clairement de la babine. Tulipe tue-lips, tu ne choperas pas M. ce soir.
Ton haleine décolle le papier peint du bar.

Mojito, Piña Colada, Rhum Coca, Kastells Rouge… Jusqu’au bout, le cauchemar perdure. L’humain.e finit les fonds de verre ou va goûter chez les copains. Une ou deux gorgées par ci par là, histoire de dire qu’on tient vraiment la tise, hahaha, qu’est-ce qu’on rigole.

Tu vas bien ramasser ta gueule demain, je te le dis.

Cerveau, code rouge, violet même. On est à jeun presque, Estomac me prévient que la situation s’approche dangereusement du critique. Il tente de sauver les meubles mais à l’impossible, nul n’est tenu.

Cerveau capte enfin qu’on fonce allègrement vers la honte cuisante, type vomir dans ses mains en plein milieu du bar. M. tolère peut-être les blagues vaseuses, moins la gerbe sur son cuir.
On grimpe laborieusement dans le taxi, Estomac m’avertit que tout tangue, TOUT, qu’il est à deux doigts de rendre son tablier, quatre pintes de bière, deux verres de rosé et un reste d’avocat sur la tête du chauffeur.

Je lui dis de se contenir, qu’il prenne exemple, je fais mon boulot comme je peux mais s’il me plante, LA, on s’aventure vers un drame de grande envergure demain matin. Pense à ta patrie, notre humain.e et le peu d’honneur qu’il nous reste.

Cerveau est à l’ouest puissance 10 000, les clefs ne rentrent pas du premier coup dans la serrure alors qu’Estomac et Intestin hurlent l’urgence de pénétrer au plus vite dans sa grotte. « WC, COURS AUX WC ET VITE ! »
Cerveau finit par coordonner mains et pieds pour pénétrer laborieusement dans son studio dont le loyer est le prix d’un rein en contrebande. La pudeur m’empêche de décrire la scène de crime se déroulant dans les deux mètres carrés carrelés mais je préfère entendre les vagissements et les éclaboussures que le blabla insipide et risible de mon bipède face à M tout à l’heure.

Je ne me sens pas au sommet de ma forme mais pour une raison obscure, mon état reste meilleur que vendredi dernier. J’ai soif, diablement soif et il va falloir m’aider à éponger tout ça. Eau pétillante, citrate de bétaïne ou à minima de l’eau du robinet.
– Cerveau ? Ici le foie. On est mal donc bouge tout ce petit monde dans la cuisine. Pronto.
Cerveau ne répond pas. J’attends. Je relance poliment.
– En tant que ton meilleur allié depuis dix ans pour draguer lamentablement dans tes soirées déglinguées, je te rappelle qu’il faut se bouger. Amicalement.

Estomac pousse un « fiou » de soulagement et je comprends : on passe en position horizontale. Cerveau a rendu les armes et décidé qu’on allait dormir. Tous. Que ça irait mieux demain. Que se lever à sept heures d’un coup, d’un seul, serait possible, c’est mardi tout est permis. Qu’on se carre l’eau dans nos entrailles, bien au fond à droite et basta.

Si je ne tournais pas au jaune, je serais rouge de rage.

Tu veux jouer, Cerveau ? LET’S PLAY, BITCH. Je vais te montrer de quelle bile je me chauffe. Manque de bol pour toi, je suis revanchard et la haine, je l’ai bien bouffé pendant trois heures, coincé à ce troquet dégueulasse.

L’union fait la force : je mets Estomac et Intestin sur le coup où les toilettes seront tes alliées toute la sainte journée. Je te prépare une migraine des familles de l’enfer qui te réveillera dans quatre heures, le Pivert sous acide venant taper derrière la nuque et l’oeil gauche.
Comme tu es fourbe, Cerveau, je sens venir le coup du Doliprane. Je reviendrais. Tu vas faire la fortune de Sanofi demain. Pour cette présentation tant attendue et où tu suinteras une douce odeur d’éthanol.

Je suis sympa mais faut pas me pousser dans le rosé.

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