
Ce titre est mensonger : cette émotion n’est pas apparue tout de suite. Je mourrais de trouille au début puis j’ai ressenti un vif soulagement. Mon coeur a mis du temps à reprendre un rythme normal et la rage est venue, ensuite, claire et limpide. Une sainte colère.
Je fais du théâtre. C’est une passion d’enfant retrouvée, où je m’y adonne avec plaisir, portée par l’énergie d’être sur scène et entourée d’une troupe solaire et bienveillante. J’y ris beaucoup, j’y apprends, je m’épanouis et travaille ma répartie ainsi que l’expression de mes émotions. Trois heures de pur bonheur, où je n’annule qu’à regrets ma venue pour cause de covid ou charge de travail démentielle. Une parenthèse loin de notre quotidien un poil tristoune.
Mais le voici, le revers de la médaille : tous les lundis soirs, je découvre les joies du métro parisien sous couvre-feu. Des rames ambiance cour des miracles, désertes et où les rares occupants ne donnent pas envie de les inviter à un dîner ou à partager une bière.
Lundi dernier, j’ai pris peur. Un wagon peu rempli et où un homme, un poil éméché, est venu se coller à mon siège alors que ce n’est pas ce qu’il manquait, de la place, dans cette rame déserte. Si je n’avais pas eu la trouille, je lui aurai répondu que ce n’était pas très covid-friendly son affaire, respectons les mesures de sécurité, copain, un siège d’écart.
Une solution aurait été de passer pour une folle, d’ouvrir grand la bouche, de baver et de rouler les yeux, en espérant le dégoûter immédiatement. Rentabilisons ces cours de théâtre.
Mais l’esprit humain étant imprévisible, j’ai eu peur que ça l’excite ou qu’il se dise que je serai plus facilement atteignable.
Je me suis donc retrouvée à changer de wagon puis à courir dans les couloirs du métro, à ramper ventre à terre jusqu’à mon immeuble et à claquer la porte derrière moi rapidement. Je me suis enfermée à double tour et j’ai laissé la pression redescendre. Puis la colère est venue, vive et violente.
Je suis grande, un bon mètre 80. Mes proches peuvent confirmer que je suis très souvent vêtue d’un jean et d’un cuir. Je cache mes jambes et mon décolleté, je porte une écharpe, je me maquille peu. On me repère déjà facilement, je n’ai jamais voulu trop en rajouter.
Depuis mes 15 ans, le moment où la puberté est passée et a décidé de changer mon corps en y gommant les traces de l’enfance, j’ai appris à déceler le regard des hommes. A les craindre et trop rarement à en tirer un certain plaisir, celui de la séduction. Car ce jeu ne se joue pas de manière équitable et ne demande que trop rarement l’autorisation de l’autre partenaire pour certains individus.
J’ai la rage.
J’ai la rage de devoir faire attention à comment je m’habille, été comme hiver. De reposer la robe ou la jupe en fonction de là où je me rends, de cacher le peu de seins que j’ai sous un col près du cou. Certains me trouvent belle, d’autres laide mais tous trouveront un prétexte pour m’emmerder.
J’ai la rage de m’être faite suivre en voiture à seize ans parce que je portais une jupe, exhibant mes jambes. D’avoir feint un appel à mon père devenu nouvellement commissaire pour l’occasion.
J’ai la rage de me faire reluquer dès que je porte une robe ou un décolleté un peu prononcé. On ne me regarde plus dans les yeux, on ne m’écoute plus, je suis réduite à un statut de corps. Désirable. Désirée. Une poupée dont on peut tordre le bras si elle devient trop bruyante car après tout, cela se fait.
J’ai la rage qu’on taxe une femme de vulgaire ou de pute dès qu’elle s’habille comme elle le souhaite, par goût et jeu. Qu’on la traite de coincée ou de vieille fille à chat, si elle n’oscille pas suffisamment bien entre le look de meuf sexy mais pas trop, élégante mais séduisante, naturelle mais pas négligée.
J’ai la rage quand, face à une situation effrayante, ma première pensée est « je suis en tongs, je ne peux pas courir ».
J’ai la rage d’entendre des gens me dire « non mais tu as vu comment cette fille était habillée ? Il ne faut pas s’étonner ». Qu’on blâme encore et toujours les victimes alors que les coupables sont dédouanés. On pardonne l’instinct animal et cruel, on lapide pour trois centimètres de tissu en moins.
J’ai la rage que certains défendent le « droit d’importuner », sans penser au fait que non, on ne rêve pas toutes de se faire draguer.
J’ai la rage qu’à 19 ans, un pénis en érection fut frottée sur mes fesses dans une rame bondée du métro.
J’ai la rage de m’inquiéter à chaque fois pour une de mes amies lorsqu’elle rentre chez elle. De lui demander de m’écrire pour m’assurer que tout va bien, pour être sûre de pouvoir dormir convenablement.
J’ai la rage d’avoir appris à baisser les yeux face à des regards insistants.
J’ai la rage de devoir faire des blagues, de prendre sur le ton de l’humour des remarques qui me font hurler car mes 65 kilos ne feront pas le poids si j’envoie trop vertement aux pelotes.
J’ai la rage contre ce corps qui, pourtant, me permet de vivre, d’aimer, de respirer, de m’épanouir. J’en suis venue à le cacher sous des vêtements difformes pour m’assurer une tranquillité. Chose qu’on me reprochera ensuite type « tu ne prends pas soin de toi, tu ne te mets pas assez en valeur ».
J’ai la rage de voir mes potes mecs rentrer chez eux sereinement, même à huit grammes, et de leur demander parfois de me raccompagner, moi qui brandis ma liberté et mon indépendance comme un étendard.
J’ai la rage de serrer les clefs dans ma main, passée une certaine heure.
J’ai la rage de devoir courir pour rentrer chez moi le soir et d’éviter certains lieux. De claquer de la tune en taxis ou en Uber alors qu’ils ne me promettent même pas une sécurité avérée.
J’ai la rage de surveiller mon verre, de peur qu’on n’y glisse quelque chose. De ne pas m’adonner à la fête comme je l’aime, de crainte qu’on abuse de moi, si j’en viens à trop m’abîmer dans l’alcool. « Elle n’avait pas qu’à boire ». Je vomis ces mots comme une mauvaise bile.
J’ai la rage de voir aux informations des féminicides, toujours plus nombreux, des femmes disparues et violées, que l’on dédramatise sous l’appellation « crime passionnel » ou « un amour qui blesse ».
J’ai la rage qu’en naissant dans le corps d’une femme, cela m’ait appris de manière automatique à vivre dans la peur. D’osciller entre la crainte d’être trop désirable ou pas assez car dans tous les cas, ma valeur ne sera définie que par le regard que les hommes portent sur moi.
J’ai la rage. Ce n’est pas ce que j’attendais de ma vie.
Et je n’ai pas de chute pour clore ce papier. J’espère juste que cette rage, sourde et profonde, disparaîtra un jour. Un matin où ces hommes qui jugent, agressent, violent et tuent, comprendront tous que s’ils font partie de ce monde, c’est avant tout grâce à une femme. Une femme qui les aura laissé grandir dans le creux de son ventre. Et, rien que pour cela, ils nous doivent à toutes le respect.