A toi, mon ami le pangolin

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Au départ simple « fourmillier écailleux » pour reprendre la description de Wikipédia, tu ne devais être qu’un mot peu intéressant au Scrabble (seulement 10 points) ou le sujet de conversation du bobo revenu d’un safari et désireux d’étaler sa maigre science.

Mais bon, 2020 a décidé qu’il était temps de mettre un grand coup de projecteur sur ta singulière personne, toi qui ressemble à un des Pokémon les plus moisis de nos feux Pokédex, j’ai nommé Sablaireau.

Rappelons-nous des souvenirs

Soyons honnêtes : je t’avoue que je n’aurai jamais parié un kopeck sur toi pour mettre en quarantaine une bonne partie du monde, faire trembler les politiques et les économistes, arrêter le ballet incessant des avions dans le ciel, provoquer une pénurie de PQ et de féculents, et surtout, empêcher mes amis piliers de bars de dépenser le quart de leur salaire en bières. Ils continuent cependant de développer leur alcoolisme mondain via des SkypApéro : tu ne les auras pas là-dessus.

Je me suis donc penchée sur ton profil : comment « (…) un artichaut à l’envers avec des pattes, prolongé d’une queue à la vue de laquelle on se prend à penser qu’en effet, le ridicule ne tue plus. », comme te décrit Desproges dans son dictionnaire, a pu provoquer un tel chamboulement mondial ?

Inconnu du grand public occidental, tu serais le mammifère le plus menacé par le braconnage et le commerce illégal. A côté, les éléphants, les rhinocéros et les tigres du Bengale sont presque des petits joueurs, de fausses victimes. On mange ta chair pour soulager les rhumatismes, ton sang pour aider la circulation sanguine, ta bile pour soigner la vue et empêcher Mémé d’être trop irascible. Persécuté pour aider les humains à « mieux » vivre ou rallonger leur espérance de vie au détriment de la tienne, je comprends que tu en aies eu ras les écailles et décidé de leur montrer de quel termite tu te chauffes. Bien joué, l’ami. Je pense pouvoir affirmer que, désormais, l’humanité entière y réfléchira à deux fois avant de venir t’embêter. Il y aura peut-être même quelques fanatiques qui te dresseront une petite statue et lanceront une secte religion en ton honneur. Cela sera bien la première fois que le choix se portera sur un animal dont la principale occupation est de fouiller avec sa langue les termitières, les excréments d’éléphant, les feuilles par terre, les bases de tronc et j’en oublie. Pardonne ma trivialité mais tu es un peu l’expert du cunnilingus de la nature.

Une grande majorité de la population mondiale nourrit haine et peur à ton égard et celui de ton enfant dont je tairai le nom. Il est un peu le Voldemort de nos temps modernes, à nous, pauvres Moldus. Nous le maudissons, nous le conspuons, nous nous apitoyons sur nos situations et nous continuons de râler (surtout les Français). En soit, il ne tue pas à tour de bras comme la grippe espagnole en 1918 : le dysfonctionnement de nos sociétés est juste exhibé en plein jour, sans recours au mensonge, sans euphémisme possible sur la situation.

Je l’avoue, qu’au départ, je l’ai un peu pris à la légère : mes sorties n’ont pas diminué, j’ai embrassé chaleureusement mes ami.e.s et ma famille, trains, métros, bus, bières, salle de sport, hop hop, nous voilà. Après tout, il n’avait été qualifié que de « simple grippette » par nos amis politiques. Le 6 mars dernier, Manu et Bribri s’affalaient encore dans les fauteuils du théâtre Antoine pour un retour vers le futur des plus amusants : le scénario de la pièce n’est autre que, suite à une démangeaison nasale, le président de la République demande de l’aide à un psychiatre pour réussir à reprendre la parole en public. A défaut du psychiatre, on tablera sûrement dans les jours à venir sur de la chloroquine et un urgentiste.

Cela fait dix jours que je reste sagement enfermée chez mes parents, ayant abandonné à regret mon indépendance car je n’ai plus aucune confiance sur les prévisions de ce confinement par nos politiques. Quitte à vivre six semaines enfermée, autant pouvoir resserrer les liens et s’engueuler en face, avec des portes qui claquent, plutôt que de raccrocher rageusement au téléphone. Retour à la case seize ans. J’aurai pu tenter une expérience anthropologique et m’enfermer dans mon studio de 23 mètres carrés avec un date Tinder, rencontré la veille mais j’ai manqué de témérité sur le coup. Ma libido, l’environnement carcéral, ma conception de l’amour et le corps médical m’en sauront gré, j’imagine.

Mais tu vois, petit pangolin, j’éprouve de la gratitude à ton égard. De la reconnaissance même, envers tes 30 à 80 centimètres d’écailles et ta langue velue.
Tu pousses la planète à ralentir, observer la situation, prendre le temps et à comprendre certaines choses.

Nous avons joyeusement, et pendant des années, maltraité nos hôpitaux, notre système de santé, notre agriculture pour privilégier une rentabilité et une futilité certaine. Tu mets en exergue tous ces métiers inutiles, cette surconsommation insolente et frénétique, ce dédain de l’environnement et des gens qui nous entourent, cette course au temps et à la performance pour du vent. Tu nous rappelles que les seuls métiers dont nous aurons toujours réellement besoin permettent de manger, d’être soigné.e, d’apprendre, d’être protégé.e, de l’art qu’il soit dispersé dans les films, les livres, les séries.

Tu nous remémores à quel point les plaisirs simples sont les meilleurs : être en bonne santé, pouvoir se promener dehors, voir ses proches, caler ce date Tinder sans attendre un mois, aller au cinéma, prendre le métro, se rendre au travail, être libre de se mouvoir et que notre corps ne soit pas une prison. La liste est longue et je pense que, lorsque ce confinement mondial sera terminé, la fête à venir sera plus forte et puissante que celle de la victoire de la France en 2018 ou l’obtention de mon permis de conduire. Je prends des forces pour cela, je te le promets.

Tu vas forcer certaines personnes à affronter leurs contradictions et à agir, certains couples à se redécouvrir ou arrêter de se mentir, certains parents à se rapprocher de leurs enfants ou resserrer la vis avec une pensée émue pour les enseignants, certains cadres à s’apercevoir que leur métier est d’une vacuité abyssale. Tu vas nous apprendre à prendre notre temps pour justement en saisir la valeur et en profiter à chaque instant, à enfin vivre réellement pour cesser d’exister.

J’imagine que tous ces anciens managers si prompts à la critique et au harcèlement moral doivent se sentir bien impuissants et seuls, enfermés entre quatre murs avec leurs proches. Avec un peu de chance, ils en sortiront plus humains. Ou, quitte à bousiller mon karma, ils attraperont ce virus et n’auront plus de place en hôpitaux. Sorry, not sorry.

Depuis deux mois, la planète respire enfin et nous le fait savoir, avec joie et bonheur : les humains sont enfin cloitrés chez eux donc les animaux sortent de leurs placards avec ravissement. En témoigne un cygne à Milan, des poissons visibles dans les canaux de Venise, un col vert aperçu près de l’Opéra à Paris et j’en oublie. De mon côté, je suis plus sensible aux chants des oiseaux qu’à leurs noms vociférés par les automobilistes et les usagers des transports en commun au petit matin. J’ai le temps maintenant en plus pour les écouter et m’en émerveiller.

2 commentaires sur “A toi, mon ami le pangolin

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